6. La fugue
À l’âge de 9 ans, j’étais devenu si timide et j’avais tellement peur de tout que je sortais rarement de ma chambre. J’étais devenu exactement ce que Maman voulait : un punching-ball obéissant. Mais pour la première fois, je trouvai suffisamment de courage pour au moins essayer de m’enfuir, de la quitter pour toujours. Malheureusement, je n’étais qu’un enfant et j’étais tout simplement incapable de me défendre contre elle. Je n’avais pas assez de volonté.
Maman me rappelait souvent que je pouvais m’estimer heureux, que ma vie n’était pas si mal. Ce conseil était censé me donner une bonne raison de faire ce qu’elle voulait sans réagir.
Mais David était parti. Il avait réussi à s’enfuir ! Il avait réussi à briser les chaînes de l’enfer. Même s’il était en prison, c’était bien mieux qu’ici. Même s’il était supposé nous être sorti de l’esprit, ce ne fut jamais le cas. Je pouvais l’imaginer seul et en pleurs, dans une cellule sombre, mais rien de plus. Je ne savais rien de la nouvelle vie qu’il venait de commencer.
Les vacances scolaires touchaient à leur fin, et les jours commençaient à raccourcir à l’approche de l’automne. Les signes des changements de saison étaient des points de repère importants dans ma vie misérable. L’un de ces signes les plus évidents, c’était quand les lampadaires s’allumaient au crépuscule et nous indiquaient que nous n’avions plus qu’une demi-heure de jeu dans la rue. Il y avait peu de passage dans Crestline Avenue. Nous n’étions pas les seuls à jouer dans la rue, la plupart des enfants de notre âge le faisaient également. Même si Maman trouvait nécessaire de surveiller mes moindres mouvements, elle faisait bien attention à conserver au moins l’apparence de la normalité pour tromper les voisins. Je n’avais pas le droit de lui parler à moins qu’elle ne me parle, ou de sortir de mon lit sans sa permission. Les autres garçons, mes frères, ceux qui étaient encore là, pouvaient parler librement et dire tout ce qui leur passait par la tête.
J’aimais beaucoup aller dehors parce que je pouvais courir, jouer et parler sans peur. Dès que j’avais l’autorisation de sortir, je sentais la joie monter en moi. Parler à Josh ou à mes frères sans bégayer et sans qu’on se moque de moi me rappelait combien j’avais peur de Maman. A l’extérieur de la maison, je me sentais à l’aise.
Mon frère aîné, Ross, jouait souvent avec nous au ballon. Nous roulions à vélo et Ross envoyait la balle en essayant de nous toucher. Ça ne faisait pas mal. Après tout, c’était mon frère. J’aimais être avec lui plus que tout au monde. Je serais tombé cent fois de vélo juste pour pouvoir jouer avec lui. Même s’il avait mieux à faire, il passait du temps avec moi. Quand ses amis venaient, il ne m’empêchait jamais de rester avec eux. Lui et moi étions amis, et nous connaissions nos vies respectives, même si nous n’avions aucune envie d’en discuter. Il est sûrement plus proche de la vérité de dire que nous avions peur d’en discuter.
Mon frère Scott et moi n’avions rien en commun. Sa relation avec Maman reposait sur la confiance, et il était son compagnon, presque comme s’il avait pris la place de Papa. Ils discutaient souvent tous les deux de mes punitions, comme si je n’étais pas présent dans la pièce. La confiance qu’elle avait en lui me rappelait l’époque où j’étais son « petit nazi ». Notre relation à tous les deux était fondée sur la compétition et la jalousie, chacun d’entre nous s’efforçait toujours de dépasser l’autre. Aussi curieux que cela paraisse, d’une certaine manière, c’était normal ; Scott était maintenant à ma place d’antan.
La place de Scott dans la famille était donc devenue particulière. Il ne fallait pas y toucher, se moquer de lui ou lui faire du mal, en aucune manière. Si on lui tirait ne serait-ce qu’une larme, les conséquences étaient terribles. Il finit par utiliser ce pouvoir contre moi. Il parvenait à convaincre Maman que tout ce qu’il disait était la vérité. Il se mit à me faire ce que j’avais fait à David. À l’époque, elle me croyait sans hésiter, comme maintenant elle croyait Scott.
« Il n’y aurait pas eu de problème si Richard ne s’en était pas mêlé ! » disait-il souvent.
La plupart du temps, je ne savais même pas de quoi il parlait. Il bricolait les appareils ménagers, les outils, les portes, les murs, jusqu’au moindre objet. Je ne m’intéressais à rien en dehors de ce qui se trouvait au milieu de ma chambre. Je me fichais complètement des malheureux objets qui passaient par son atelier de réparation.
Je pensais souvent à Keith, à sa vie confortable et tranquille. Il avait 4 ans et était très mignon. Maman faisait toujours remarquer à quel point il était beau. Comme il était très jeune, elle lui épargnait ses sévices. Il n’aurait pas pu réagir comme un enfant de 7 ou 8 ans. Il n’aurait pas montré la terreur qu’elle aspirait tant à voir... Pas à cet âge-là en tout cas. Keith était comme Ross : particulier, différent et pourtant normal. Normal aux yeux de Maman, et c’était ça qui comptait. Je voulais tellement trouver un moyen d’empêcher Keith d’être la prochaine victime. Heureusement, je n’eus jamais à le faire.
Pendant l’été 1974, je découvris certains schémas dans les comportements de Maman que je n’avais pas remarqués auparavant. Certaines de ses habitudes étaient comme des automatismes. Elle débutait sa journée en fumant une cigarette. Elle s’asseyait sur son lit et en allumait une, chaque matin. Elle avait toujours besoin de vodka avant de se rendre à la salle de bains, après une longue nuit de sommeil. Je remarquais qu’elle était toujours d’une précision extrême concernant les dates et les heures. Elle se souvenait de la date et de l’heure exactes de chaque bêtise que j’avais pu commettre. Bien entendu, elle était incapable de dire quel jour de la semaine on était si on le lui demandait, mais elle semblait enregistrer toute la chronologie de ma vie dans sa tête. Elle avait un sens curieux de l’histoire et de la place qu’y tenait notre famille. Je me souviens d’elle, plongée pendant des mois dans notre généalogie, jusqu’à l’hébétement. Elle était remontée sur plusieurs générations. Elle nous racontait la dignité de ses ancêtres et leurs sacrifices pour une vie meilleure. A chaque découverte d’une réussite familiale, elle creusait encore un peu plus, et nous disait sa fierté de faire partie d’une si belle famille.
C’était presque comme si elle appartenait au passé. D’une certaine façon, elle semblait savoir ce que nos ancêtres avaient ressenti face à ce qu’ils vivaient. Elle savait tout des hivers durs et froids qu’ils avaient passés à faire les poubelles en quête de nourriture pour survivre.
J’étais intrigué par sa façon de s’animer et de recréer ces histoires avec autant de détails. Elle semblait même s’enorgueillir de sa capacité à décrire ce passé fascinant.
Elle parlait des chariots bâchés, des vêtements, de la nourriture et donnait des détails dont seule une personne qui avait été présente aurait pu se souvenir. Je pense que, dans une certaine mesure, elle était convaincue qu’elle en avait fait partie.
Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé qu’elle pouvait passer des jours et des jours à raconter ses histoires sans nous maltraiter. C’est alors que je compris qu’elle avait une sorte de maladie mentale. Elle passait d’un état psychologique à un autre en un rien de temps, sans prévenir, et si naturellement que cela ne pouvait pas être volontaire. C’était comme si elle était plusieurs personnes à la fois.
Cet été-là, je commençai à étudier avec soin ses variations d’attitude pour décoder ses changements de personnalité. Quand elle racontait une histoire du passé, elle avait la voix d’une vieille femme, comme grand-mère, avec moi assis sur ses genoux à l’écouter. La seconde d’après, elle me jetait à terre et me donnait des coups de pied pour m’être assis sur ses genoux sans avoir demandé la permission. Je commençais à reconnaître certains gestes ou tons de voix qui me permettaient de déterminer qui elle était à ce moment-là. Cela dura tout l’été, cette alternance de la Maman que je connaissais et de celle que j’avais toujours voulu avoir.
À chaque fin d’été, j’avais la certitude d’avoir de nouveaux vêtements. Chacun d’entre nous recevait alors une pile de vêtements sortis d’une armoire qui semblait en regorger. Ils étaient rationnés, comme s’ils étaient précieux. Ce n’est que quelques années plus tard que j’appris qu’ils venaient de ma grand-mère de Salt Lake City. Peut- être que, pour elle, c’était un moyen d’atténuer les péchés de sa fille, sachant très bien que c’était une ivrogne, et violente de surcroît. Une ivrogne qui n’aurait jamais dû avoir d’enfants. Peut-être était-ce pour elle un moyen de croire qu’elle nous apportait un peu d’aide.
Cette année-là, j’étais tout excité à l’idée de me débarrasser de ce vieux pantalon en velours côtelé rouge et de cette chemise verte à manches courtes que je portais en permanence. J’étais content de terminer mes corvées, d’arriver en fin de journée et de me rapprocher du jour où elle nous donnerait nos nouveaux vêtements. Les jours passaient, routiniers, et je ne disais rien, par amour pour elle et parce qu’elle m’effrayait.
Nous avions une sorte d’accord tacite, selon lequel j’étais là quand elle ne pouvait plus supporter le stress de la vie. Quand elle avait besoin de passer sa colère tordue et sa violence sur l’un de ses enfants, j’étais là.
J’acceptais ma condition à la maison et me contentais d’organiser ma vie en fonction, aussi bien que pouvait le faire un enfant de 10 ans. Par exemple, je fixais l’heure de la lessive après qu’elle eut fait celle de mes frères. Je ne sais plus exactement quand, mais à un moment, elle me fit savoir qu’elle ne laverait plus mes vêtements, qu’elle ne laverait plus que ceux « des garçons », et que j’étais maintenant autorisé à laver les miens. Avant cela, je n’avais pas le droit d’avoir des vêtements propres. Elle ne les lavait pas et je n’avais pas la permission de le faire. Je savais d’expérience que certains vêtements devaient être lavés séparément. Mais j’ignorais qu’on ne pouvait utiliser la Javel qu’avec le blanc. Je ne pus pas cacher ce genre d’erreur à Maman. J’avais abîmé mon jean tout neuf et mes tee-shirts blancs étaient devenus bleu clair.
Comme pour tout le reste, chaque fois que j’abîmais mes vêtements en ne les lavant pas correctement, elle l’interprétait comme un acte délibéré de provocation et de rébellion. En réalité, je ne savais tout simplement pas comment faire. Je m’efforçais de comprendre, lessive après lessive.
Finalement, je n’eus plus la possibilité que de faire une seule lessive par semaine, parce que, sinon, je ne laissais pas suffisamment de temps pour les lessives des autres garçons, qui devaient avoir des vêtements propres. Je commençais à croire que je n’étais pas aussi intelligent que mes frères, ou pas aussi beau, et bien entendu, pas aussi important. Elle me rappelait régulièrement, sur un ton moqueur, que j’étais celui qui avait « ces choses partout sur la figure et les bras ».
Les autres personnes appelaient « ces choses » des « taches de rousseur ». Je dois bien admettre que je ressemblais à Poil de Carotte, avec mes cheveux orange, mes taches de rousseur et mon visage tout rond. Inconsciemment, je me laissais bourrer le crâne. Je n’étais pas comme les autres, pas aussi intelligent, j’étais défiguré et incapable de parler. J’acceptais tout simplement le fait que j’étais, comme elle disait avec mépris, « répugnant à regarder ».
Dès que j’en avais la possibilité, je sortais de la maison. Parfois, cet été-là, j’allais faire des courses au supermarché du coin, pour acheter des cigarettes, du lait, du pain, ou autre chose dont elle avait besoin. Je me souviens du long trajet à pied depuis le haut de
Crestline Avenue, jusqu’au bout d’Eastgate Boulevard et au croisement que je devais traverser pour atteindre le supermarché. Cela me prenait presque une heure, mais ça valait le coup puisque ça me permettait de sortir. Si j’avais été sage ou bien si elle était pressée, elle me laissait y aller en vélo. Elle me rappelait systématiquement que je devais me faire discret et éviter tout le monde. Parler à qui que ce soit, en particulier aux adultes, m’était totalement interdit.
Je m’efforçais d’y aller le plus vite possible pour avoir le temps d’aller m’acheter un beignet, accompagné d’un chocolat chaud. La vendeuse était une très gentille vieille dame qui semblait avoir toujours travaillé là. Elle m’appelait Richard et savait ce que je voulais. Elle était toujours bien vêtue et très polie. Sa voix était douce et apaisante. Je me sentais toujours bien avec elle. Chaque fois, elle tenait à débarrasser une table au fond, pour que je puisse m’y asseoir. Peut-être craignait-elle que mes vêtements ou mon apparence puissent dégoûter les clients, mais en me donnant une table au fond, elle essayait peut-être tout simplement de m’empêcher de me sentir mal à l’aise, et complexé. Ma mère m’envoyait souvent faire des courses immédiatement après m’avoir battu. En rentrant dans le magasin de beignets, j’avais souvent l’air misérable et je le savais.
J’étais content que quelqu’un s’occupe de moi, quelqu’un dont Maman ignorait l’existence. Je savais que je prenais un risque. Si Maman découvrait un jour que j’avais une amie qu’elle ne pouvait pas manipuler, cela la rendrait folle.
Un jour, j’entrai dans le magasin et m’apprêtai à demander mon habituel chocolat chaud quand elle me demanda de la suivre à une table au fond, et s’assit avec moi. Je fus complètement absorbé par les histoires de gentillesse et d’amour qui faisaient naturellement partie de sa vie. Elle continua pendant environ une demi-heure, et je buvais ses mots. Le temps qu’elle passait à aider ses enfants à faire leurs devoirs m’était complètement étranger. Je fus stupéfait d’apprendre que les Mamans faisaient ça. Comme j’avais très peu d’amis, j’ignorais complètement ce que les autres Mamans faisaient avec leurs enfants. Je m’efforçai de tout comprendre, comme si elle parlait une langue étrangère.
Je réalisai soudain que j’étais là depuis plus d’une heure, et que je n’étais pas encore allé au tabac à l’autre bout de la galerie, pour acheter les cigarettes de Maman.
Je vais avoir de sacrés ennuis, pensai-je.
J’étais si déçu de moi-même. J’avais échoué, une fois de plus. J’étais terrifié à l’idée de ce qu’elle allait me faire.
Comment as-tu pu être aussi égoïste ? Comment as-tu pu empêcher Maman d'avoir ses cigarettes pendant si longtemps ?
J’avais l’impression d’avoir été délibérément méchant envers elle.
C’était tout simplement impardonnable et j’allais recevoir une punition sévère, une leçon dont je me souviendrais. J’acceptai l’idée que c’était inévitable avant même de rentrer chez moi.
Je sortis en courant du magasin, m’arrêtai brutalement, fis demi-tour et revins vers la table en marchant, surtout pas en courant, pour dire merci et payer un dollar. J’ignorais ce que j’étais censé payer ; je payais toujours un dollar. En sortant, je tournai à droite pour récupérer mon vélo, mais il n’était plus là.
Il ne peut pas avoir disparu.
Je sentis mon sang se figer.
J'ai dû le mettre ailleurs.
J’étais terrifié. Non seulement j’avais été méchant avec Maman, mais j’avais aussi perdu mon vélo. Je pouvais déjà voir son visage livide.
J’arpentai le complexe, en me demandant si je l’avais mis ailleurs. Peut-être que je l’avais laissé près de la boulangerie, où une autre amie me réservait toujours les meilleurs gâteaux, eux aussi à un dollar. Peut-être qu’il se trouvait près de la pharmacie ou du magasin de sandwichs. Je cherchai, en vain. Mon vélo avait disparu.
Je réfléchis à tout ce que je pourrais lui raconter : qu’on m’avait agressé pour me le piquer, ou bien que je l’avais prêté à un ami. Ces dernières excuses ne marcheraient jamais. J’avais très peu d’amis en dehors de Josh. Elle me rappelait constamment que je ne méritais pas d’avoir des amis à cause de mon apparence répugnante et laide, et de mon incapacité à parler.
Complètement paniqué, je racontai ce qui s’était passé à la dame du magasin de beignets. Par gentillesse, elle appela la police locale, sans savoir ce que cela allait me coûter. Quand elle revint me voir pour me dire ce qu’elle avait fait, je fus paralysé de terreur et vis instantanément le visage de Maman qui me disait :
« Ne parle jamais à la police à moins que je sois avec toi. Si tu parles à la police, je te battrai jusqu’à ton dernier souffle. »
Son visage m’effrayait plus que ses mots ; elle ne plaisantait pas. Ses ordres de ne pas parler à la police étaient tout ce que je pouvais entendre. Ces mots résonnaient encore et encore dans ma tête. Éviter la police à tout prix était l’une des règles fondamentales de Maman. J’étais convaincu qu’elle me tuerait si je leur parlais. Pour s’assurer que j’avais bien compris, elle me faisait répéter encore et encore :
« Ne jamais parler à la police ! »
Si souvent, le soir, après que les autres étaient couchés, elle me gardait avec elle et me faisait répéter :
« Ne jamais parler à la police. Ne jamais parler à la police. »
Habituellement, ces sessions nocturnes pendant lesquelles elle m’apprenait tout ce que j’avais fait de mal dans la journée se terminaient par la répétition de cette phrase à voix haute, mais pas trop fort pour ne pas réveiller les autres.
« Ne jamais parler à la police ! Ne jamais parler à la police ! »
À 10 ans, j’étais pétrifié dès que je voyais un policier.
Je suppliai la dame du magasin de beignets de rappeler la police et de leur dire que ce n’était rien.
« Vous ne savez pas ce que vous avez fait. S’il vous plaît, appelez-les, s’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît ! »
Je la suppliai avec plus de conviction que jamais je n’avais supplié Maman de s’arrêter.
Je me mis à pleurer en pensant à ce qui allait m’arriver. C’était trop tard ! Une voiture de police devait se trouver dans le coin, parce qu’un agent entra moins d’une minute après que la dame eut passé son coup de fil ; il me dévisagea fixement. Il me regarda comme s’il s’étonnait de voir un enfant aussi sale. J’étais certain qu’il avait vu quelque chose en moi qui révélerait le secret que Maman et moi avions réussi à garder depuis des années, notre vie privée bien trop personnelle, cette vie que nous connaissions si bien.
A ce moment-là, je ressentis de la honte pour Maman, pas pour moi, mais pour elle. Cela me surprit. C’était la première fois que je ressentais quelque chose pour Maman qui ne soit ni de la rage pure ni de la haine. Bien que j’aie toujours eu des sentiments mauvais à son égard, je ressentais à présent une sorte de peine et de pitié envers elle, debout devant ce policier qui me fixait.
Après une courte conversation avec mon amie du magasin de beignets, l’agent se dirigea vers ma table et s’assit. Son ton et son discours étaient très professionnels. Il sortit un petit carnet noir et me demanda ce qui s’était passé, je lui répondis en bégayant. Je fis bien attention à ajouter « monsieur l’agent » à la fin de chacune de mes phrases, espérant l’impressionner et éviter toute suspicion. Lui parler me rendit si nerveux que je ne pouvais rien voir d’autre que le visage de Maman hurlant « ne jamais parler à la police ». Je transpirais de terreur, et bégayais comme jamais auparavant. Il me montra son carnet. J’étais visiblement inquiet de ce qu’il avait écrit.
Puis vint la question que je craignais le plus :
« Comment tu t’appelles, mon garçon ?
— Comment je m’appelle ? »
J’étais complètement sous le choc. J’étais persuadé qu’il connaissait déjà mon nom, puisque j’étais l’un des enfants les plus épouvantables du quartier. Je faisais tellement de bêtises, tout le temps. Je ne faisais jamais mes corvées en temps et en heure, ou correctement. Maman me disait que j’avais un tempérament extrêmement violent et que j’étais instable. La police devait forcément me connaître.
« Bon, d’accord, où habites-tu ? »
Je vis qu’il était agacé par mon absence de réponse.
« Q-qqq-uoooiii ? lâchai-je. Je n-n-n’ai p-p-paaas le-le-le dr-dr-droit de-de-de-de v-v-v-vous le-le-le di-di-re ààààà l-l-laaaa po-po-poli-li-li-ce », bégayai-je.
J’avais lâché le morceau. Je savais que je ne devais pas dire cela.
Elle va me tuer, pensai-je. Elle va vraiment me tuer.
Comme un flash devant mes yeux, je vis, des années auparavant, David pleurer de terreur alors qu’elle écartait les bords de sa blessure de ses doigts, dans la salle de bains. J’avais pensé à ce moment des centaines de fois, à chaque fois qu’elle me disait :
« Je peux te tuer quand je le veux ! ».
Je savais qu’elle ne plaisantait pas. Je l’avais vue essayer de le tuer.
Je réalisai que j’avais dit à voix haute la dernière partie de ma pensée. Le policier m’avait entendu dire que ma mère allait me tuer. Il s’adossa à son siège, abasourdi, et prit un instant pour retrouver son sang-froid, conscient qu’il avait en face de lui autre chose qu’un petit garçon habillé de vêtements sales. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser dans ma poitrine. Mes mains étaient moites de peur et je sentais le sang affluer dans mes tempes.
« Qu’est-ce que tu as dit, jeune homme ? » demanda l’agent.
Je cherchais autour de moi l’issue la plus facile. Je ne savais pas quoi faire, il n’y avait pas suffisamment de monde pour me cacher dans la foule. En regardant par-dessus mon épaule vers la porte, je vis une opportunité. D’un bond, je sortis du box de cuir rouge et courus vers la porte. Je pouvais sentir les yeux de tout le monde sur moi. J’imaginais des agents de police, partout, demandant à ces gens de me décrire. Ils utiliseraient leurs témoignages pour me trouver et m’arrêter, parce que je m’étais enfui. Au moment où j’atteignis la porte, un homme entra et arrêta brutalement ma course. Il avait dû voir l’agent derrière moi et m’attrapa par le bras pour me retenir. Cet étranger devait vraiment penser qu’il aidait la police, sans avoir aucune idée de ce qui allait se produire. J’étais sûr que j’allais mourir. A l’intérieur de moi, quelque chose se brisa et je déclarai forfait. Maman n’aurait pas pitié de moi. Être arrêté par la police après avoir essayé de lui échapper, et avoir peut- être révélé notre secret étaient un crime inimaginable.
Le policier me demanda de m’asseoir à l’arrière de sa voiture pendant qu’il parlerait avec la dame du magasin de beignets. Il lui fallut environ un quart d’heure avant de revenir. J’attendais en imaginant mon amie fondre en larmes et avouer qu’elle ne savait pas que j’étais aussi méchant. Elle allait être bouleversée d’avoir aidé quelqu’un d’aussi méprisable que moi.
Maman avait raison : je ne valais rien.
Je pensais aux questions que les enfants allaient poser à l’école. Toutes ces questions sur les raisons pour lesquelles j’étais aussi sale et avais toujours l’air de ne pas avoir dormi depuis des jours et des jours. En y pensant, je réalisai combien ma vie était lamentable.
En passant à côté de la voiture de police, les gens regardaient à travers la vitre arrière. J’avais l’impression d’être dans un cirque, et que les gens venaient jeter un coup d’œil à l’enfant criminel qui avait fini par être capturé. J’avais tellement honte et je me sentais si seul que je voulais mourir.
Sans dire un mot, l’officier revint. Il démarra la voiture. J’étais sûr que j’allais en prison. Peut-être que j’allais voir Chose et que nous pourrions parler du passé. Je nous imaginais, vêtus d’habits rayés noir et blanc, et marchant en boitant à cause de nos chaînes aux pieds. Bien que cette pensée soit effrayante, je l’acceptais. Je n’en avais pas peur. Cependant, j’avais peur de David et de ce qu’il pourrait me faire pour se venger de moi.
Alors, une idée me traversa l’esprit. J’allais en prison, loin d’elle. Toutes mes pensées négatives sur le policier méchant et cruel laissèrent la place à la gratitude, à la joie, et même à l’amour.
Perdu dans ma rêverie, j’imaginais ma nouvelle maison. Mais je fus brutalement ramené à la réalité quand je vis la voiture tourner dans Crestline Avenue.
Je perdis la tête et me mis à hurler, suppliant le policier de ne pas me ramener chez moi. Je tirai aussi fort que je pus la poignée de la porte, mais rien ne se passa ; elle était bloquée. Il s’arrêta en haut de la rue et me dit d’une voix douce et calme qu’il allait m’aider, et qu’il allait s’assurer qu’on ne me ferait pas de mal. Je ne pouvais pas le croire. Il ne savait pas de quoi il parlait, il n’avait aucune idée de la douleur et des larmes dans cette maison, aucune idée de ce qu’il allait me causer, aucune idée de ce dont les murs de béton du sous-sol avaient déjà été les témoins, et encore moins de ce qu’ils allaient voir maintenant. Cette fois-ci, je me sentais au-delà de la peur, au-delà des larmes. Elle allait me tuer.
Après avoir garé la voiture devant notre allée, le policier me laissa sortir. Nous entrâmes dans le garage, moi bien caché derrière lui, utilisant son corps comme bouclier dans l’espoir qu’il pourrait peut-être me protéger, tout en sachant que c’était impossible. Il n’y avait personne dans le garage. Il me dit de le suivre et nous fîmes le tour par les escaliers de béton rose, vers la porte d’entrée, vers la porte de l’enfer. Marche après marche sur ce long, froid et dur escalier qui menait à la porte verte, et à elle.
Quand la porte s’ouvrit, elle était là. À la vue d’un agent de police avec moi, elle eut un choc. Immédiatement, elle devint la « Gentille Maman ». Est-ce que j’allais bien ? Est-ce que j’étais blessé ? Est-ce que j’avais peur ? Je savais qu’à chaque fois qu’elle enfilait le rôle de la Maman inquiète, sa colère intérieure devenait de plus en plus forte. Au final, elle la laisserait éclater, et j’allais recevoir la pire raclée de ma vie. La panique me saisit à la gorge.
« Mais enfin, qu’est-il donc arrivé à mon pauvre petit garçon ? »
Quelques minutes après que Gentille Maman eut déployé sa palette de personnalités, on me demanda de m’asseoir dans la cuisine pendant qu’elle discutait avec le policier. Après un temps qui me parut infini, j’entendis la porte se refermer et elle vint dans la cuisine. J’avais accepté l’idée que ma dernière heure était arrivée. Je ne savais pas exactement comment elle allait s’y prendre, mais j’étais convaincu que j’allais finir à l’hôpital ou bien, cette fois-ci, à la morgue. Les instants pendant lesquels je contemplai ces deux possibilités me réconfortèrent, d’une certaine manière, jusqu’au moment où je vis son visage.
Il était comme en feu. J’attrapai une assiette pour l’utiliser comme bouclier, et d’un bond, tentai de lui échapper. Je trébuchai près du réfrigérateur et ma tête heurta violemment le sol. Je sentis les larmes me monter aux yeux, mais j’étais déterminé à ne pas pleurer. Je ne pouvais pas la laisser me voir pleurer. Si j’étais capable, ne serait-ce qu’une seule fois, de me retenir, c’était le moment.
Tout en hurlant à pleins poumons, elle s’avança lentement vers le frigo. Je vis des flammes dans ses yeux injectés de sang. Comme au ralenti, elle commença à me donner des coups de pied, encore et encore, dans la poitrine, l’estomac et le cou. Même si je parvenais à retenir mes larmes, mon corps hurlait de douleur.
« Si tu parles de moi à qui que ce soit, tu prendras la raclée de ta vie. Mais enfin, pour qui est-ce que tu te prends ? Qu’est-ce que je t’ai dit des centaines de fois ? Tu n’écoutes jamais, n’est-ce pas ? »
N’est-ce pas ?
Je connaissais par cœur cette voix d’ivrogne mauvaise.
Coup de pied après coup de pied, dans la poitrine, les bras, le visage et le cou, elle ne s’arrêtait pas. Et elle hurlait tant qu’elle pouvait :
« Réponds-moi, espèce de misérable petite merde ! Ha, ça non, tu ne vas pas t’évanouir. Je te parle. Je t’interdis de t’évanouir ! »
Ensuite, je ne me souviens de rien. Je me réveillai dans un silence absolu, un peu plus tard. Pas une âme dans la cuisine ou ailleurs. Je remarquai immédiatement l’odeur de mon propre vomi. Je pouvais à peine bouger. J’avais l’impression que ma poitrine avait été écrasée. Une douleur lancinante au côté revenait chaque fois que je respirais. Quand je soulevai ma tête, je vis mille étoiles. Il n’y avait personne. Vaseux, les idées confuses, je restai simplement allongé là, espérant que quelqu’un allait venir m’aider à me relever. Mais comme d’habitude, personne ne vint. Personne n’était là. J’étais épuisé et seul. Au plus profond de moi, j’étais totalement seul. J’avais l’impression d’être seul sur terre.
Quelques minutes plus tard, j’entendis la porte du sous-sol s’ouvrir. En entrant dans la cuisine, sans vraiment me regarder, elle me dit :
« Tu ferais bien de te dépêcher de nettoyer ces cochonneries sur le sol. Change aussi de chemise, tu pues ! »
Je ne voyais pas bien à cause de la sueur et du vomi qui me brûlaient les yeux. N’ayant rien d’autre à portée de main, j’essuyai mon visage avec mon bras, encore et encore.
«Va te laver ! Tu me dégoûtes ! » dit-elle en quittant la pièce.
Je me relevai péniblement et me traînai à tâtons jusqu’à la salle de bains en me tenant au mur. J’ouvris le robinet, les mains tremblantes. Je m’appuyai sur le rebord du lavabo et l’entendis m’appeler.
«Tu as fini là-dedans ? Je n’en ai pas encore terminé avec toi. »
Au son de sa voix, j’éclatai en sanglots. Des larmes d’émotion et de peur se mirent à couler. Pas des larmes de douleur, mais de souffrance intérieure. Mon cœur était brisé. À présent, tout m’était égal.
Soudain, elle entra dans la salle de bains et me demanda d’un air suffisant si j’allais lui répondre. Elle m’attrapa par les cheveux, me tira la tête en arrière et me regarda dans les yeux. Puis elle me lâcha. Ma tête partit en avant et une violente douleur descendit tout le long de mon dos. Pétrifié, les yeux fermés, je m’attendais à des coups, mais rien ne se produisit. J’ouvris les yeux et réalisai qu’elle était partie. Je tendis la main vers le robinet, mais mes bras étaient si faibles que je ne parvins pas à l’atteindre. En regardant sous le lavabo, je vis mon énorme pile de linge sale et en tirai des sous-vêtements sales. J’essuyai mon visage et mon cou, et l’odeur était épouvantable. Je pliai le slip et essuyai le devant de ma chemise, puis je laissai tomber. Je me fichais de mon apparence ou de mon odeur. Je voulais juste dormir.
Je suis si fatigué, j’ai tellement froid, je veux juste me reposer.
J’avais désespérément besoin de respirer un peu d’air frais. Je jetai le slip sur la pile sous le lavabo, sortis de la salle de bains et me rendis dans ma chambre, qui heureusement se trouvait juste à côté. Je regardai l’échelle qui menait au lit d’en haut, et décidai que j’étais trop fatigué pour monter. En me retournant, je vis le petit espace dans ma collection de cochonneries au milieu de la chambre et me glissai à l’intérieur. Tout ce que je voulais, c’était dormir. Mais quelques secondes plus tard, elle m’ordonna de revenir dans la cuisine.
Bizarrement, elle finit son verre de vodka et me dit de m’allonger sur le canapé dans le salon jusqu’à ce qu’elle ait le temps de s’occuper de moi. Juste avant de m’endormir, elle vint m’informer que je ne me joindrais pas à « sa famille » pour le dîner, et que je n’irais pas non plus à l’école. Pour ce qui était des nouveaux vêtements, je n’aurais rien.
Ignorant ses tentatives futiles pour me blesser davantage, je m’endormis. Après le dîner, l’un de mes frères demanda pourquoi j’étais sur le canapé. D’une voix sévère et cassante, elle lui dit de ne pas m’adresser la parole.
« Contentez-vous de l’ignorer ! » dit-elle aux autres garçons.
J’essayai de parler à Scott, mais à chaque respiration la douleur augmentait. Je ne pouvais ni parler ni respirer. En regardant autour de moi, je ne vis personne. Personne n’était là. Une fois de plus, j’étais seul.
Où sont-ils ? Pourquoi personne ne vient m'aider ? me demandai-je.
Je restai probablement allongé là pendant un certain temps ; il faisait maintenant sombre et tout le monde était couché. J’explorai mon âme à la recherche de quelque chose à quoi m’accrocher. Je ne trouvai rien, mis à part un torrent de larmes qui ne parviendraient jamais jusqu’à mes yeux. Seulement, ce torrent débordait. Je ne pouvais plus le supporter. La pensée de ne pas avoir de nouveaux vêtements pour l’école, de n’avoir personne pour m’aider, ni maintenant ni jamais, était trop pour moi. Je repensai à ses hurlements quand elle m’avait dit que je n’aurais pas de nouveaux vêtements, et je décidai que je ne retournerais pas à l’école habillé comme l’année dernière. Le pantalon était devenu beaucoup trop court. Les garçons de l’école m’appelaient « feu au plancher ». La chemise était tellement sale qu’elle sentait mauvais, même si je la lavais du mieux que je pouvais. Je ne parvenais même pas à atteindre le fond de la machine à laver, à moins de grimper dessus ; je ne savais pas quelle dose de lessive utiliser ni même si je faisais les choses correctement.
Je rassemblai toutes mes forces et pris soin de ne pas aller trop vite, parce que ma douleur au côté était terrible. Je passai devant la porte de la maison en retournant vers ma chambre et m’immobilisai.
La porte, pensai-je.
La porte !
Je suis seul, il n’y a personne, je peux me glisser dehors et partir de cette maison atroce, pensai-je avec une lueur d’espoir.
Puisque la police m’avait ramené chez moi, j’étais certain à présent de savoir comment être suffisamment rusé pour éviter d’être capturé à nouveau.
J’ouvris le placard à côté de la porte pour y trouver un manteau, mais il n’y en avait pas. À Daly City, la nuit, il pouvait faire très froid et humide.
Tant pis, je pars sans rien.
En ouvrant la porte, je pensai à mon frère aîné, Ross. Qu’allait-il penser si je partais ? Cela n’avait pas d’importance ; je devais quitter cet endroit. Je me rendis compte qu’il était le seul qui allait me manquer, et j’en étais triste. Les larmes coulèrent sur mon visage.
Je descendis les marches froides, traversai le jardin et descendis la rue. Comme j’avais le souffle court, je dus m’arrêter. Au bout de la rue, en face de Westmore Hill, je compris que je ne pourrais aller plus loin sans me reposer un peu. Je m’écroulai au pied des marches de la dernière maison de la rue. Je connaissais certains des enfants qui vivaient là, j’avais déjà vu leur famille, mais nous n’étions pas suffisamment proches pour que je puisse leur demander de l’aide. En même temps, je savais très bien qu’ils ne pourraient pas m’aider. Personne ne pouvait m’aider. Même pas Dieu.
Quand je me relevai, la douleur empira. Je traversai la large rue, au pied de l’énorme colline, et commençai à la grimper. Je savais que je devais atteindre son sommet. A mi-chemin, je me mis à ramper, car mes bras et mes jambes étaient trop fatigués, et ma douleur au flanc trop forte. Mon visage transpirait de plus en plus. C’était comme si mon œil gauche transpirait ; comme si de l’eau coulait de mon œil et de mon front sur tout mon visage.
Finalement, je parvins à l’incinérateur du lycée Westmore, où je pensais trouver un peu de chaleur. Je me glissai contre le mur de la grande tour noire. Je sentis la chaleur
et je commençai à me détendre. En m’endormant, j’essayai d’oublier la douleur et le froid.
Finissons-en et laisse-moi me reposer !
«Tu m’entends ? Est-ce que tu m’écou- tes ? » criai-je à Dieu.
Je priai pour qu’il m’ôte la vie et qu’il m’emmène loin de cet endroit. Qu’il m’emmène loin de la maison.
Je suis désolé de n’avoir jamais cru en toi.
Je te le demande ici et maintenant.
Ramène-moi chez moi.
« Pardonne-moi, Seigneur, parce que j’ai péché... »
C’était la seule prière que je connaissais. Encore et encore, dans ma tête, je dis :
« Pardonne-moi, Seigneur. »
Mais, tout comme mon père sur terre, mon père dans les cieux ne s’intéressait pas à moi, lui non plus.
Je me réveillai en entendant des bruits inconnus, et je vis un grand homme en uniforme bleu qui me demanda ce que je fichais là. J’essayai de me relever d’un bond, mais retombai immédiatement à cause de ma douleur au côté. Tout mon corps était douloureux et gelé. Il devait être environ 6 heures du matin, et l’école ne commençait pas avant longtemps. Je me relevai avant
qu’il puisse m’attraper. Je tentai de courir jusqu’au sommet de la colline, trébuchai, me relevai, et courus en m’efforçant de mettre le moins de poids possible sur mon côté gauche. Ça me faisait beaucoup moins mal maintenant. En dégringolant la pente vers la maison, je tombai dans l’herbe et roulai jusqu’au pied de la colline, en hurlant de douleur. À ce moment-là, cette douleur me rendit malade et je vomis sur mon pantalon et mes chaussures. Ça sentait tellement mauvais que cela me rendit encore plus malade. Je savais que j’allais avoir de sérieux ennuis.
Quand elle va me voir et qu’elle va comprendre que je suis parti hier soir, ça va la rendre dingue.
Je m’en fous, je suis fatigué, j’ai froid, ma tête me fait mal et mon cœur est en lambeaux.
« Je veux juste mourir », dis-je doucement.
Je retournai vers la maison. Je ne savais pas où je pourrais aller. Je passai devant les fenêtres de mes voisins en me demandant s’ils pouvaient voir ce petit garçon pathétique qui boitillait dans la rue, trempé de vomi, et qui empestait. Je réalisai que ce qu’elle allait me faire m’était bien égal. Je m’arrêtai en bas des marches et entendis l’un de mes frères crier :
« Le voilà ! »
Je montai les marches et la porte s’ouvrit soudainement : elle m’attrapa par le bras, me tira à l’intérieur et me plaqua au sol. Elle hurla à pleins poumons :
« Où étais-tu ? Qui est-ce qui t’a vu ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? Réponds-moi ! Réponds-moi ! »
Ça m’était égal. Je voulais juste dormir. Curieusement, elle resta debout, là, à me regarder. Le silence envahit la pièce. L’expression sur son visage changea, et devint presque humaine. Comme elle me soulevait doucement et me déposait sur le canapé, je pus sentir la chaleur de son corps et, l’espace d’un instant, je me sentis bien. Je sentais les effluves de son parfum et la peau si douce de son visage. Elle m’étendit sur le canapé et je fus réconforté par le fait qu’elle s’était inquiétée. Elle ne le dit pas, mais je pus le sentir. L’émotion sur son visage, la peur dans ses yeux ne sont pour moi que des souvenirs lointains. J’étais heureux d’être avec elle à ce moment-là, juste à ce moment-là.
Les garçons s’étaient rassemblés autour de moi et lui posaient toutes sortes de questions, ce qui la rendit enragée. Au premier signe de colère, tout le monde quitta la pièce. Je pensai que j’allais prendre. J’aurais été incapable de bouger, même si je l’avais voulu. Je pouvais à peine respirer.
Ça y est, ça vient.
Résiste, Richard, résiste !
Je n’ai plus peur de toi !
Je n’ai plus rien à te donner, à toi ou à qui que ce soit d’autre.
On ne peut plus rien me prendre non plus.
« Je suis fini ! » murmurai-je.
A ma grande surprise, elle se contenta de me regarder, de sourire et de s’éloigner. Bientôt, mes frères revinrent dans le salon et se mirent à m’observer. Scott me posait des questions stupides, essayait de se moquer de moi, et j’étais sans défense. Il ne pouvait pas laisser passer cette excellente opportunité. Je pensai que David avait dû se sentir exactement comme moi. J’étais blessé par le besoin de Scott d’augmenter mes souffrances. Je savais exactement ce qu’il ressentait. J’avais ressenti la même chose envers David, en voyant son angoisse.
Scott comprit qu’essayer de parler m’était douloureux. Il commença alors à dire des choses drôles pour me faire rire. Pas du tout pour détourner mon attention de ma souffrance, mais pour en causer davantage. Je tentai de ne pas rire ; la douleur était trop forte. À un moment, je roulai sur le côté, en réaction à la douleur fulgurante dans ma poitrine, et tombai sur le sol à côté du canapé. Je ne pouvais pas bouger. Je ne pouvais pas respirer ; je crus que j’allais être malade à nouveau. Je portais encore la chemise couverte de vomi et de saleté. Je fus malade à nouveau. Cette fois-ci, sur son tapis et sur le côté de mon visage. Je pouvais sentir le vomi dans mes oreilles et dans mes cheveux. Tout le côté de ma figure en était couvert, et l’odeur était pire qu’avant. J’eus une série de haut-le-cœur, et chaque effort de mon corps causait davantage de douleur et de convulsions.
En arrivant du couloir, elle cria mon nom et m’ordonna de remonter sur le canapé. J’étais incapable de réagir. Je l’entendais, mais je ne pouvais pas réagir. Ma vue était brouillée par les larmes et la sueur. Je tournai la tête de côté, parce que je savais que j’allais encore être malade. Je ne voulais pas vomir dans mes yeux. Ils me faisaient déjà trop mal. Après que j’eus encore vomi, elle s’approcha, s’agenouilla tout près de mon visage, me regarda dans les yeux et dit :
« Oh mon Dieu ! J’appelle une ambulance. »
Elle avait presque l’air de s’inquiéter pour moi. L’espace d’un instant, je crus qu’elle craignait que je ne meure.